jeudi 30 octobre 2008

81 - 90

81 - L'imposture de la littérature

L'éloquence la plus aimable est souvent au service des idées les plus subversives, et celui qui ralliera à sa cause son auditoire essentiellement grâce à sa plume aura plus de disciples que le sec orateur car il séduira d'abord le coeur de ses semblables avant de séduire leur esprit.

Le véritable talent littéraire consiste à se taire en certaines circonstances. Alimenter les élans masturbatoires d'amateurs dotés d'un banal imaginaire, animés d'une scolaire ardeur serait un jeu cruel et je serais bien méchant de succomber à cette bassesse. Aussi je vais mettre ma science au service des profanes de toutes espèces et tenter d'élever le débat à la hauteur de mes rêves, de ma personnelle sensibilité. Ce qui devrait naturellement faire autorité chez les gens de goût. Interrogez-vous sur la situation de l'écrit aujourd'hui... Combien d'anonymes rêvent de devenir des auteurs reconnus ?

De nos jours les écrivains pullulent, prolifèrent, font des petits partout, et c'est l'abondance, l'invasion, le raz-de-marée. Et bien sûr, tout cela au détriment de la qualité. Aujourd'hui n'importe quel quidam écrit. Le peuple même se targue de taquiner la muse. L'écriture s'est démocratisée, désacralisée.

Il n'est plus prestigieux aujourd'hui d'écrire, puisque tout le monde le fait, plus ou moins bien, mais plus souvent mal, voire très mal. L'écriture n'est plus l'apanage d'une certaine élite. Les chanteurs populaires, les acteurs de cinéma écrivent. L'homme de la rue écrit. Certains "passent à Pivot". Il y a un siècle l'instituteur, le curé, l'étudiant étaient respectés parce que détenteurs d'un certain savoir qui paraissait sinon cabalistique, en tout cas prestigieux pour le commun non initié. A présent tout le monde a le BAC. Il ne vaut plus rien sur le plan psychologique.

Il est incroyable de constater le nombre de livres qui paraissent chaque jour en France... N'importe qui écrit n'importe quoi, et il y a tant de ces écrivains d'un jour qu'ils font insulte aux beaux esprits, ceux du cercle de la culture littéraire de base. Personnellement j'aurais honte de me mêler à cette racaille de la plume qui produit des livres aussi ineptes que superficiels. Je ne nie pas qu'il y ait d'excellents écrivains aujourd'hui, mais ils sont trop étouffés par les médiocres formant la grande majorité de la "corporation". Face à ce déferlement ahurissant d’œuvres littéraires contemporaines, ma réaction naturelle est de faire table rase de tous ces ouvrages parasites et de revenir aux classiques, valeurs sûres, indémodables, fruits des plus beaux esprits, héritage culturel du meilleur goût.

Je me moque bien de méconnaître, d'ignorer, d'être parfaitement déconnecté des productions littéraires actuelles, l'essentiel pour moi étant de consolider une bonne culture de base. Je veux dire une culture authentique, consacrée, officielle, classique, celle qui a de tout temps fait autorité chez les érudits, les connaisseurs, les initiés. Les auteurs de qualité sont rares. Et il y a tant de productions qu'on ne pourra jamais tout lire. Il est plus pertinent de se réserver pour des valeurs sûres de la littérature, plutôt que de se perdre dans le labyrinthe des oeuvres actuelles, trop inégales, trop nombreuses, trop diverses. J'ai l'impression qu'en cette époque molle la société se disperse dans une culture d'incessantes "nouveautés".

Il ne suffit pas d'être une victime du SIDA, d'être un moribond en sursis ou bien un drogué repenti pour faire un bon auteur. Ces écrivains tordus, infirmes ou infectés ont la cote sur le marché actuel du livre. Ils se vendent bien et c'est étrange, on leur trouve toujours beaucoup de talent, comme si le fait d'avoir des tares ou d'être issu d'un milieu misérable et d'avoir connu les duretés de la vie transformait -simplement en les écrivant- n'importe qui en écrivain digne d'être édité et lu à des centaines de milliers d'exemplaire...

Il est de bon ton de trouver du génie au triste quidam, à l'inconnu venant de rien, à l'inculte complet comme au spécialiste des causes insignifiantes. De nos jours il faut être sensible, sous peine de réprobation populo-médiatique, aux misères qui sont à la mode. Il faut admirer les poiriers en fleur, et depuis toujours il faut regarder à la télévision les enfants souffrant de malformations diverses avec une vive et typique compassion, il faut encore se faire l'intrépide défenseur de l'emploi pour les jeunes, il faut aider les vieux (et les nommer "seniors"), les éclopés (ceux là il faut les nommer "personnes différentes"), les bossus (handicapés physiques au niveau dorsal), les moribonds ("personnes en fin de vie"), etc.

Bien que cela soit impopulaire je crois, je pense, je suis persuadé qu'on ne devrait pas donner aussi facilement la parole au peuple, parce que le peuple n'a fondamentalement rien à dire sur le plan littéraire. Bien sûr, cela est fort bien vu et très aimable pour tout le monde de dire que tous les citoyens sont responsables, adultes, intelligents et beaux, et que tous les gens qui écrivent ont un talent fou. Mais c'est faux. La réalité ne correspond à ce discours rassurant et crétinisant. Beaucoup des invités de Monsieur Pivot, journaliste et animateur d'émissions littéraires à la télévision, sont des écrivains ineptes. Pas tous, mais beaucoup. Ces médiocres-là feraient n'importe quoi pour accéder à ce banal et vulgaire pinacle de la "reconnaissance télévisuelle". Quelle indignité ! Selon les règles élémentaires du bon goût un vrai écrivain ne devrait pas faire sa publicité. Tel Beckett, il devrait se cacher avec dignité, ne jamais accorder d'interview, ne pas montrer son image. Et ne surtout pas passer à la télévision ! La télévision transforme la rareté en vulgarité.

En aucun cas je n'aimerais être mêlé à cette petite société dévoyée, productrice de pensées à deux sous mais facturées au prix fort, avide de passages "alatélé". Sachez toutefois vous mes lecteurs-détracteurs que je suis inculte. Je ne suis point un rat de bibliothèques, les quelques auteurs que je connais sont d'abord et avant tout des auteurs classiques choisis par goût, par facilité de lecture ou par heureux hasard. Mais cela m'empêcherait-il d'avoir un avis sur la question de la littérature, de la poésie chez certains amateurs de la vile espèce ? Mon avis vaut bien celui de n'importe qui d'autre. Et je ne m'interdis pas d'exposer mon opinion. Au nom de quoi devrais-je passer sous silence mon sentiment sur la question littéraire ?

La société est pleine de penseurs sans épaisseur, de bouffons incapables de montrer une volonté virile. En général les gens ne savent exposer leurs opinions que sur le bout des lèvres, avec des précautions ridicules qui les font ressembler aux demoiselles maniérées des salons pseudo littéraires en vogue aux temps passés. Ils veulent tous se montrer aimables -et terriblement plats-, au détriment du vrai panache qui consiste à afficher une foi insolente dans ses idées, fussent-elles erronées, à clamer haut et fort sa propre vérité sans se soucier de celles des autres (qui devraient, de son propre point de vue, être normalement considérées comme des fadaises). Ces gens préfèrent, au nom d'une républicaine tolérance à la mode depuis deux siècles, adopter une attitude faible et docile qui les fait ressembler à des moutons affables.

Ces délicats ne sont pas dignes d'avoir des opinions si ils ne savent pas les défendre avec autorité, ferveur, voire grandiloquence. Ces petits lettrés sont tous alignés sur des valeurs efféminées, ineptes, insanes, passe-partout, galvaudées et sans plus d'effet dans cette société de gentils ovins habitués à penser selon un mode lisse, dénué de tout heurt. Ils veulent tous exposer leurs petites idées, mais aucun ne veut le faire en froissant l'autre. Et ces gens prétendent aux idées... Pour moi ces poltrons du verbe et de la plume ne sont que des esclaves.

En ces temps industriels, nul brave pour relever le défi d'un beau duel : tous des lâches, des pauvres hères, des misérables serfs en ce monde avide de confort ! Comment chercher querelle à de si piètres guerriers ? Impossible de ferrailler dignement en semblable société. Même à la pointe de la plume, ils ont peur de se battre pour défendre leurs minuscules idées.

Je ne cherche nullement à écraser les petits. Je veux simplement asséner sur la tête du peuple, à grands coups de masse, certaines vérités. On me traite de fasciste ? D'intolérant ? Moi au moins je prends l'initiative de défendre mes opinions à coup de masse : on ne peut pas tenir une telle arme du bout des doigts. Il faut de la poigne, des biceps. Et mes détracteurs, eux, par manque de cœur, d'énergie, d'envergure, continuent de me combattre à la petite cuiller.

82 - Lettre au Maire de Nogent-sur-Marne

Madame le Maire,

Souvent l'ennui, le poids des jours qui passent, insipides et indolents, ou le calme mortel des heures insanes me chassent hors des murs de ma confortable prison, et c'est d'un pas rageur que je foule le pavé oppressant de la ville.

Bravant la pluie, la neige ou le vent frais d'automne, j'arpente les rues en quête d'un hypothétique destin. Au détour de ces chemins improvisés, j'espère croiser un regard, une étoile ou même un chien, que je suivrais et qui m'emmènerait vers des terres promises, loin de cette ville, loin de ces jours sans éclat ni saveur. Mais je marche droit devant moi, et rien ne vient, rien ne surgit du coin de la rue, à part les voitures qui me frôlent, anonymes, ainsi que les pauvres vieilles plus mortes que je ne le suis, qui trépassent à petits pas le long des trottoirs.

Maudites soient ces interminables rues trop ordinaires baptisées " Général de Gaule " et " Général Leclerc " ! Toujours les mêmes, partout. Toutes ces villes de banlieue se ressemblent : rues moroses, mornes, languissantes. C'est un bien triste hommage que l'on rend aux têtes immortelles en les faisant se pencher sur cette grisaille citadine, exsangue, vide de joie, pleine de poussière et de désolation...

Plongé dans ce monde au bord des larmes, dans ce quotidien de deuil, mon coeur mourrant se révolte, animé par une fureur libératrice. Sa dernière étincelle. A force de désespoir il en appelle à la Poésie, à la flamme romantique, à l'Amour, à tous ces feux souverains qui font tellement défaut à la ville où je demeure : Nogent-sur-Marne... Dans ses muets sanglots il s'en remet, plus infortuné, affligé et misérable que vengeur, aux esthètes de la douleur, aux chantres de la détresse, aux poètes du chagrin, laissant à leur solennel ennui de Gaule et Leclerc qui veillent sur les deux grandes rues principales. Mon coeur mis au sépulcre psalmodie alors les chants doux de la désespérance, pour ne point mourir tout à fait.

Et, m'éloignant de plus en plus de ces rues exécrées, continuellement empruntées sous l'égale grisaille des jours qui se succèdent, je pars à la rencontre de ce pauvre Baudelaire, de ce grandiose Hugo, de cet élégiaque Chopin... Rue Victor Hugo. Rue Charles Baudelaire. Rue Frédéric Chopin... Ces rues-là sont tout aussi tristes certes, mais Dieu ! qu'ils sont réconfortants ces bardes illustres auprès desquels vient s'épancher mon âme en ruine !

Sous l’éclat de ces flammes croisées au gré de mes pas tourmentés, je hâte ma fuite vers l'improbable, ivre du désir d'infini, de fortune, de lauriers, assoiffé de lumière, d'aventures et d'amours, indifférent aux fantômes emmitouflés qui passent à côté de moi. Rêveur insatiable, la fièvre au front, dans une belle et secrète folie je m'élance sous l'orage, dans l'air glacé ou au milieu de la brume qui tombe, insensible à l'onde terrible du ciel. J'imagine alors qu'un cheval au sabot d'airain, tel Pégase prenant son essor, m'emporte dans une chevauchée fulgurante et que des ailes soudaines m'arrachent enfin de ce sol de misère. Je rêve, caracolant sur une telle monture, de rejoindre les nues tourmentées qui narguent la ville.

Je me vois côtoyer les nuages dans une onirique cavalcade et hurler au monde la joie pure émanant de mon coeur plein de gloire. Je me vois partir en direction des étoiles, rejoindre un univers de légendes. Aux antipodes de Nogent-sur-Marne et de sa morne vallée de béton.

Lorsque je dévale la grande rue, tout empli de ces pensées, le visage fouaillé par la pluie, le souffle écumant et les cheveux au vent, j'ai envie Madame le Maire, comme un fou, comme un enfant perdu, comme une âme en peine, de traverser la cité d'un trait pour aller vous porter ma flamme mourante, pour vous témoigner, plein d'amertume, les langueurs que communique en moi votre ville au quotidien si terne, aux airs si désolants qui à ce point m'accablent. Au moins que ma détresse aujourd'hui aboutisse au seuil de votre ministère, et qu'elle trouve un ultime, salutaire, charitable refuge dans votre compassion.

83 - Des grains de sable dans un songe

Mademoiselle,

Dans l'infini imaginaire, j'ai des souvenirs de votre grâce féminine. Un coeur qui bat ne demande pas de compte au réel et n'a pas besoin de tangibles preuves d'une promenade amoureuse ou d'un sourire pour continuer à battre. L'idée seule de cette promenade, de ce sourire l'émeut.

J'étais donc avec vous, perdu dans les dunes un peu en friches d'une plage que je crois connaître. Peut-être Fort Mahon, Cayeux-sur-Mer ou quelque part ailleurs dans leurs proches alentours... Nous étions sous un soleil vernal, en milieu de journée, et il semblait n'y avoir que nous parmi ces dunes. La réalité des choses se bornait à l'air, limpide, au sable et au soleil. La chaleur de l'astre était douce, agréable. Pourquoi voyais-je surtout vos pieds nus enfouis à demi dans le sable clair ? Je l'ignore. Je pressentais que vos pieds prenaient le parfum du sable, et cela me troublait étrangement.

C'était comme si vous vous fondiez avec les dunes, en tout cas c'était une façon subtile et directe de vous mêler avec la mer toute proche. Je vous tendais la main, et des grains de sable se mêlaient à l'étreinte de nos doigts.

Une nouvelle fois je pris conscience de l'odeur de ce sable, et en effet je me sentis immédiatement envahi par ces effluves aréneux. Et ne me dites pas que le sable n'a pas d'odeur ou si peu, car j'avais senti jusqu'à son essence : parfum régnant dans la profondeur enfouie du sable, prisonnier dans ses entrailles et que l'on sent furtivement quand on remue à proximité du visage des brassées entières de grains. Parfum évoquant les mystères de la matière faisant écho à ceux de l'âme.

Nous marchions ainsi main dans la main sur les dunes, lentement. Parfois je m'arrêtais un instant pour mieux sentir le sable autour de mes chevilles, car j'étais pieds nus moi aussi. Et puis lorsque je rouvrais les yeux votre visage m'apparaissait, paisible sous le vent, parmi les dunes.

Votre sourire à peine esquissé ressemblait aux tiges d'herbes croissant çà et là sur les dunes, ployant calmement dans l'air en mouvement. On ne voyait que ces dunes, et c'était rassurant parce que chacune d'elles était un exemple de singulière beauté, simple et sans prétention.

C'était la beauté ordinaire de lignes suaves, minces, I'équilibre banal des formes avamment ordonnées par la nature. Une grâce tellement coutumière aux regards qu'elle n'atteint plus les sensibilités blasées. J'étais heureux de cette capacité d'émerveillement en moi, heureux de trouver dans ces dunes délaissées, négligées, une espèce d'éden temporel digne de nos pas mêlés. Le reste du monde nous oubliait avec les dunes, laissant mûrir au soleil mon amour pour vous à mesure de notre avancée sur le sable.

Nous ne parlions pas, et nous n'entendions que le bruit de notre marche dans l'air, car même le vent se faisait oublier, intimement lié au décor. Vos yeux à demi ouverts parcouraient ce paysage de sable et d'herbes sans se fixer précisément en un endroit déterminé, et c'était comme une façon sereine de regarder le monde, sans heurt, globalement, car tout n'étaient que courbes molles et touffes d'herbes aérées. Rien ne brusquait l'attention, le paysage entier formant une unité tranquille dont nous étions le centre.

Il n'y a pas de suite a notre promenade dans ces dunes. Je me suis perdu dans une contemplation qui a éparpillé mon âme dans l'air, la lumière et les grains de sable au nombre presque infini. Je suis devenu les dunes, les herbes, l'azur, les grains de sable entre vos orteils, dans vos cheveux, dans chacun de vos yeux.

Je suis devenu ce paysage à la fois dérisoire et sublime d'une plage de dunes sous le soleil, avec vous au centre, les pieds parfumés de sable.

84 - Une valse dans des ruines industrielles

Mademoiselle,

Vous entrez dès maintenant dans l'univers intime de mes molles errances poétiques. Figurez-vous que je vous ai rêvée dans le Nord de la France, entre Amiens et Arras, peut-être un peu plus haut, un peu plus loin dans les brumes de ces terres oubliées.

Dans cette rêverie nous étions vous et moi au bord d'un champ de démolition, égarés dans ce triste asile telles deux silhouettes surgies du brouillard, déambulant parmi des briques brisées éparses et quelques minces pans de mur qui avaient formé autrefois un complexe édifice, dans une grande, plate étendue sans nulle habitation, sous un ciel terne, morne, éteint.

En fait il s'agissait d'une usine désaffectée datant de la fin du XIXème siècle, construite selon les règles de l'art de l'époque. C'étaient des ruines industrielles comme on en voit dans le nord du pays, faites essentiellement de briques et de friches. Nous cheminions paisiblement dans ce site déserté, côte à côte, confusément témoins du glorieux naufrage d'un passé que nous n'avions jamais connu.

Tant de laideur, dans cette atmosphère onirique, devenait troublant. L'ancienne usine en briques était transfigurée par sa lente agonie, sa déchéance lui conférant un aspect de noblesse. Errant avec vous en ces lieux désolés, je sentais grandir en moi un puissant et étrange sentiment d'amour.

Je stoppai le pas et, prenant votre main dans la mienne, je vous fis face. Mon regard triste se fit tendre sur votre visage. Je posai l'autre main contre votre hanche et, sans toutefois rapprocher plus mon corps du vôtre, je vous entraînai dans une danse improvisée. Sous une brise fraîche, au milieu des herbes folles et des murs de briques éboulés, insensiblement nous nous mîmes à valser. Bientôt pris dans ce tourbillon confidentiel et surnaturel, nous entrâmes en contact intime avec le décor mélancolique qui nous entourait.

Au gré du vent qui tournoyait autour de nous, dévié au milieu de la plaine par les hauts murs encore debout de la vieille usine, vos cheveux blonds volaient, s'enroulaient comme des flammes vives dans l'air, avec des mèches qui tantôt s'agitaient dans votre cou découvert, tantôt dissimulaient à demi votre visage. Valsant maladroitement, nous trébuchions parfois contre les briques enfouies dans les herbes, et selon les caprices de nos pas de danse mal assurés, nous allions et venions parmi les ruines muettes.

Puis, cessant le jeu, nous demeurâmes un instant immobiles debout dans l'herbe qui dissimulait nos chevilles. Pudique, je posai mon regard sur votre visage. Puis contre votre joue je passai la main. La brise se mit à battre doucement vos tempes et entre mes doigts s'emmêlèrent quelques mèches déliées de votre chevelure.

Là, tout devînt étrangement beau : votre visage dans le vent, baigné dans cette pesante atmosphère prit sous mon regard des allures insolites... Vos cheveux étaient des vrilles sous le frisson d'Éole, des filaments impondérables qui fuyaient ma caresse. Vos yeux qui clignaient n'étaient plus que deux échos de la brume, répandant une grande mélancolie, et leurs pupilles vagues faisaient aimer passionnément la bruine. Votre sourire incertain renforçait l'ambiance irréelle de ce cloître sauvage, la propageait au-delà des briques qui gisaient dans les herbes, vestiges d'un monde révolu, au-delà des hauteurs éphémères des murs en sursis, témoins mornes de notre valse impromptue.

J'entendais le vent, je le sentais jouer autour de vous, j'avais un peu froid, et vous Mademoiselle, vous deveniez belle et triste comme ces herbes, ces briques, ce champ de ruines.

85 - Agathe et Victor

Mazarine Pingeot enseigne la philosophie à l'Université d'Aix-en-Provence. Elle a 25 ans. Ses élèves ne sont guère plus âgés qu'elle. Ou peu s'en faut. En tout cas, élèves et professeur sont de la même génération. "Pingeot", n'est-ce pas un nom on ne peut plus commun ? Qu'a-t-elle donc voulu prouver, la Mazarine ? Evidemment, elle répondrait qu'être fille d'un père si auguste n'y est pour rien dans son choix. Alors, pourquoi n'est-elle pas balayeuse de rues à Aix-en-Provence ? N'est-ce point un métier comme un autre en cette sainte république française où nous sommes censés être tous égaux ?

Si la Demoiselle Pingeot affirme qu'elle est professeur de philosophie à l'Université d'Aix-en-Provence non pas à cause de son sang mais parce qu'elle est douée, à mon avis c'est qu'elle a un problème de particule. Moi qui ai une particule, je n'ai rien à prouver, contrairement à Mazarine Pingeot. Je pourrais sans honte aucune balayer les rues d'Aix-en-Provence, puisque j'ai la particule. Moi je pourrais me le permettre, comme un prince peut se permettre de laver les pieds d'un vagabond. Comme quoi être fille d'un roi ne suffit pas. Encore faut-il jouir de l'avantage inouï, immense, incomparable que confère la particule aux heureux élus.

86 - L'ange des laides

Esthète maudit, je cherche la laideur chez les femmes afin d'accéder à une émotion de prix. J'aime les filles laides au nom de l'amour. Je suis ému à cause de leur maladresse, de leur détresse, de leur fragilité, décuplés chez elles. J'aime leur caractère renfermé, secret. J'aime les filles laides non pour leur visage, mais pour leur âme blessée, pour leurs ailes brisées. Le sommet de l'art amoureux n'est point dans le fait de s'émouvoir de la beauté d'une femme, mais de sa laideur. Voici le genre d'annonce que je passe dans certains journaux :

"Fleurs que l'on dit ingrates, visages maudits par les esthètes de la norme, femmes offensées par votre propre reflet, jeunes filles pour qui les vingt ans n'ont pas tenu leurs promesses, enfin créatures inéligibles au trône de la beauté, vous les naufragées de l'amour, la tristesse et la solitude sont les derniers outrages que vous vous infligez. Votre beauté n'est pas dans l’oeil infernal du mâle mortel qui n'est qu'un miroir éphémère, mais dans les mots que vous me destinerez. Ils resteront gravés pour un siècle dans le granit sensible de ma mémoire, dans la pierre vive de mon coeur, dans le marbre de ma tombe future.

Je suis un rêveur éclairé et mes rêves ont l'éclat des mythes. Mon coeur est noble, mon âme est douce, et je pars à la découverte de jolies plumes exercées, ardente et virtuoses, intrépides et fécondes, afin d'entreprendre une correspondance de choix où il sera question de l'éternel amour. J'ai l'imaginaire bohème, le goût du romanesque, le pouvoir des mots. Je suis un guerrier partant à la conquête des exclues de l'amour. Lassé des jolies filles, je choisis la société des humbles demoiselles, trop souvent dédaignées.

Sensible à vos traits modestes, je vous invite à partager le frisson intime, vous les esseulées qui découvrez aujourd'hui mon nom. Croisons nos plumes, échangeons les mots jamais osés, et le miracle épistolaire naîtra. Pour les causes que vous croyez perdues, je suis prêt à plaider, convaincu par vos charmes austères. Par la force des mots vous apprendrez l'amour, et goûterez à son mystère."

87 - Taisez-vous tous !

Envoyé sur quelque liste de discussion inepte à l'attention de ses membres :

Cessez ces vains discours sans nul intérêt ! Vous ne parlez que d'affaires ménagères, et vous vous échangez à n'en plus finir des lieux communs... Autrement dit vous tuez le temps. Mais au lieu de le tuer en taillant un bout de bois ou en jouant aux cartes, vous faites ça avec un clavier d'ordinateur entre les mains... Vous ne savez pas vous servir de ces choses merveilleuses que sont l'ordinateur et Internet. Vous ne savez pas, et vous gaspillez votre temps, votre argent et appauvrissez votre esprit à papoter entre vous de tout et de rien, mais surtout de rien, de rien du tout. Sans esprit, ni grammaire, ni orthographe, étalant sans pudeur vos lacunes.

Vous penserez que je suis un fat, un prétentieux, mais ne suis-je pas dans la vérité en disant que vos oeuvres quotidiennes sur Internet sont dérisoires, insignifiantes ? Ce que vous vous dites s'envole, passe, retourne en poussière. Vous êtes producteurs de fumée. Tout ce que vous vous échangez, vous l'oubliez dans l'heure, la minute, la seconde. Au lieu de penser, réfléchir, comprendre, chercher, vous instruire, enseigner, connaître, apprendre, vous ne faites que palabrer, vous divertir sottement, juger sans jugement. Je vous vois passer, revenir, repasser sur la liste, et cela n'a ni queue ni tête. Et puis vous picorez ici et là, vous vous envolez soudainement pour réapparaître un peu plus tard, un peu plus loin sur la liste, si lourds avec vos cervelles de moineaux, sautillant d'un sujet à un autre sans complexe, sans état d'âme, mais avec beaucoup d'insouciance, d'incompétence et de légèreté.

Vous êtes pesants et légers, vous parlez beaucoup sans rien connaître -ou si peu-, vous vous agitez les neurones sans fruit, vous allez, venez, vous vous dispersez. Vous êtes des enfants. L'immaturité chez vous est souveraine. Et lorsque j'arrive, vous me crucifiez. En vérité je vous le dis, vous n'êtes pas les amis de l'art. Vous n'êtes pas mes amis. Vous êtes du vent sur Internet. Vous croyez vous servir d'Internet. C'est Internet qui se sert de vous : vous lui devez de l'argent chaque mois. Vous êtes aveugles. Vous êtes des pions. Il n'y a qu'un roi, qu'un prince, qu'un chevalier ici. Et ce roi, ce prince, ce chevalier, c'est MOI.

Et MOI seul.

88 - Le très haut prix de ma particule

Ma personnalité c'est mon nom, mon beau nom à rallonge. En quoi cela serait-il sans valeur, mal, insane ?

D'autres s'enorgueillissent en toute bonne foi de leur situation sociale, de leurs châteaux, de leur pouvoir, de leurs mérites, de leur célébrité, de leur génie ou de leur sainteté...

Moi je me flatte sincèrement de posséder un "de". Je ne vois pas de fondamentale différence entre le fait de mettre en avant ma particule et un pharmacien son diplôme de pharmacien.

89 - Osons blasphémer les temples littéraires

A tous ces écrivains lourds, ennuyeux, prétentieux et pénétrés de leur importance qui forment les "grosses pointures" du XXème siècle habituellement reconnues dans le monde des lettrés (tels le soporifique Claudel, le poussiéreux Valéry, le pédant Malraux, le prosaïque Sartre), je préfère l'humble et délicat Daudet père, plus léger, plus digeste, chantre de la fantaisie, du pittoresque, de la joie simple et saine.

Il est plus proche, plus humain, moins universitaire que ces pontifes "panthéonisés". Contrairement à ces austères penseurs et sèches plumes, Daudet était un véritable enchanteur, un vivant oiseau, un authentique poète.

90 - Correspondance privée

Eric et son épouse, et leurs chers enfants,

Il est 21 heures 50, je ne m'étais pas connecté depuis cet après-midi (nous étions partis au Mans). Je vous réponds donc maintenant. Les deux avorteurs de Neuvillalais, qui dorment en ce moment, se moquent totalement de votre message. Je viens de leur signifier le fait, mais vous les connaissez bien maintenant : la technologie, les hommes et les bêtes sont choses étrangères à leur cœur sans pitié. Ils ne s'intéressent qu'à l'or et à l'avortement, et ils avortent à tour de bras pour amasser le maximum d'argent à la banque. Chez eux ce sont les IVG à vitesse TGV, matins et soirs tous les jours de l'année que le bon Dieu fait.

Isabelle et à la Targerie en ce moment (j'ignore si vous lui avez envoyé un message). Quant à moi, je suis chez les assassins de Neuvillalais, je veux parler des avor-tueurs, vous voyez de qui je veux parler précisément même si je ne les nomme pas littéralement...

A propos, il y a quelques jours on a vu Monsieur Diard. On l'a rencontré sur la route en compagnie de son éternel vélocipède aux pneus rafistolés avec des bouts de ficelle. Enfin bref, le topo habituel. Une nouvelle fois j'ai tenté sur lui une séduction gastronomique : je lui ai proposé de venir à la "Targerie" manger du boudin noir à peine cuit (pour pas que le "bon jus" y sorte) comme il aime. Eh bien c'est toujours non. Il est toujours fâché avec nous comme s’il était fâché avec le diable en personne, cet animal !

Je vais répondre à votre question. Nous plaisons-nous à la "Targerie", Vidocq et moi ? Ma foi...

OUI ON SE PLAIT A LA TARGERIE !

" - Vi, vi, vi ! On s'plaît à la Targ'rie ! Même que Vidocq, al' veux peind' les murs d'la pièce à côté (prononcer KÔTÊÊ). Y a bien l'gros Robert qui vient nous d'mander d'la besogne de temps à autre, mais nous les gens de misère, on n'a pas beaucoup d'ouvrage à donner aux pauv'gens d'ici, vous savez. "

Foie gras, poulets de Loué et pâtisseries tous les jours à la "Targerie". Internet et feux de cheminée à tire-larigot. Fêtes, ripailles, femmes et vin à longueur de jours. On se fait vomir pour pouvoir "rebanqueter" ensuite. On est de vrais romains devenus ! La "Targerie", ça vous change un homme, je peux vous le dire. Le matin je fais le feu dans la cuisinière et pis quand ça chauffe bien, je fais le café dessus. En fait la cheminée qu'est tout à côté de la cuisinière à bois fait office de poubelle, on l'allume quand elle est pleine de détritus -bien combustibles- tels que papiers, cartons, pots de yaourt, bouteilles en plastique, mouchoirs jetables, et accessoirement crachats. Ca flambe et ça fait plaisir de voir partir en fumée tous nos détritus. Ca fait l'effet d'une purification, en quelque sorte. Pour ça la cheminée c'est bien.

Y'a Lionel qui vient tous les jours donner les repas de foin à ses bonnes et gentilles vaches qui sont dans la boue jusqu'aux genoux (au début Vidocq ça la démoralisait de voir toute cette fange sous la fenêtre...). On lui fait jamais mauvais accueil à c'te bougre-là. Il est ben gentil le Lionel, même qu'y donnerait sa chemise aux pauv'gens malheureux comme nous. En tous cas, moi j'l'aime ben. Y l'est pas méchant pour un sou. Et pis Vidocq aussi, elle l'aime ben le Lionel. Même qu'allé timide avec. Y'a des gens qui disent comme ça, des gens qui disent du mal, que le Lionel y l'est méchant. Moi je dis que tout ça, c'est rien que des menteries, que le Lionel il est pas méchant.

Je vous envoie à la suite de ce message deux mails (parmi tant d'autres) expédiés sur des listes. Lisez, c'est follement amusant. Raphaëlle peut m'écrire par voie postale, mais de grâce, qu'elle rallonge ses missives, je n'ai pratiquement rien à me mettre sous la dent lorsque je lis son courrier. Elle ne développe jamais. C'est vite lu, vite digéré. Ses lettres manquent de consistance. Je sais, elle n'a que dix ans, mais est-ce une raison pour faire l'enfant ? Allons, dressez-là, inculquez-lui les bonnes manières. Il faut être impitoyable avec les enfants, surtout lorsqu'ils sont fragiles, émotifs, chétifs et sensibles.

Aucun commentaire: