jeudi 30 octobre 2008

1 - 10

1 - Hommage à une femme

La beauté est autorité absolue, elle est un despote servi avec zèle par des esclaves. Sa loi est cruelle, sélective, injuste. Mais la beauté a tous les droits en amour : c’est son privilège. Et votre beauté injurieuse, vous l’héritière de Vénus, fait la loi en ces lieux. Votre gloire est dans votre éclat, soyez vénérée pour les lauriers gagnés par votre seule naissance.

Votre vénusté, c’est votre vertu : il n’y a plus de vice lorsque triomphe le faste. La séduction est votre arme cinglante, et les proies sont votre coutumière aventure. Vous seule méritez l’hommage d’un regard déférent. Votre beauté vous donne vraiment tous les droits. Abusez-en. Je vous admire, vous célèbre, vous honore.

Et je m’efface.

Le plus cher objet de mes transports se nomme FEMME, créature de luxe que vous incarnez, mystère à portée de lèvres... Oui, cette femme idéalisée vous ressemble terriblement. Elle s’exprime en vous, venimeuse. Femme vous êtes. Immodérément. Vaillamment. Farouchement. Vous êtes belle, certes. Mais plus que cela, vous êtes femme en esprit. Née reine, vous dépassez la simple beauté. Vous êtes féminité incarnée, et rien que féminité : votre face sévère est adorable.

Sous vos griffes de prestige j’incline volontiers le regard pour mieux servir, sans une once d’indocilité, votre hautaine beauté.

Avec diligence je courbe l’échine lorsque votre front me désigne, impérial. En silence je convoite votre chair. Et me plie au ton arrogant de votre voix qui prononce déjà mon nom... Sous le poids aigu de votre talon dûment chaussé de cuir et de luxe, je vous rends hommage. Et baise votre pied dédaigneux.

2 - La beauté des laides

Le sentiment amoureux que peut éprouver un honnête homme à l'endroit d'une femme, contrairement aux idées reçues, ne s'alimente pas nécessairement des beautés sensibles tels que de beaux yeux et de ravissants sourires. Ces charmes physiques flattent la vue, assurément. Pourtant là n'est point la base solide et crédible, la terre ferme et prometteuse sur laquelle s'appuie, pour mieux s'élancer, le véritable sentiment amoureux.

On n'imagine pas, conditionnés par les décrets de la mode diffusant les normes d'une beauté contemporaine, occidentale, ce qui émeut réellement l'esthète averti, le coeur sensible, l'âme éveillée, quand le sujet de ce curieux et terrible émoi, au lieu de s'appeler "beauté", se nomme plus volontiers "disgrâce"... Je crois plus en la profondeur d'une émotion née à la vue d'un visage féminin ingrat qu'au sentiment superficiel éprouvé face à des traits plus flatteurs. Je ne fais pas ici le procès de la beauté bien au contraire. Je suis extrêmement sensible aux charmes évidents des jolies filles, des belles femmes.

Cela m'empêche-t-il de vouloir rendre hommage aux autres ? Comme tous les garçons normalement constitués et programmés par la toute puissante Nature, je suis naturellement sensible à la grâce féminine, aux doux visages de l'amour, aux appas de ces demoiselles nées sous l'aile de Vénus.

Pourtant si ces dernières sont des fleurs vivantes, des femmes qu'il faut chérir à juste titre, des anges adorables qu'il est agréable de regarder passer dans la rue, d'admirer pour leur seule beauté, les autres, toutes ces créatures à la beauté absente, disgraciées pour la vie entière, ce sont des poèmes.

Tristes et beaux.

Ces femmes sont pareilles aux brises qui agitent les blés, délient les longs cheveux, font tourner les ailes des moulins : seuls leurs effets sont visibles. Transparentes, les laides passent inaperçues dans la rue. La norme ne les reconnaît pas. Leur attrait est indirect, subtil, mystérieux. Proust ne disait-il pas : "Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination" ?

Il y a du roman et des soupirs dans les amours qu'elles inspirent. Il y a du souffle et de l'esprit chez ces femmes sans éclat. Le vrai poète préfère faire rimer l'amour sans atours. Il trouve de la grâce là où ordinairement nul ne vient s'extasier.

Lire à travers leurs traits ingrats le désir d'un amour idéalement conçu est ma plus chère ivresse. J'aime me faire aimer des laides. Quoi de plus exquis qu'un regard que l'on sait secrètement amoureux ? Ces pauvres visages qui regardent l'être aimé sont à l'image de ma conception de l'amour : empreints de noblesse, sensibles, chastement inspirés, répandant un triste et bel état intérieur... A travers elles, l'amour est un mystère encore plus beau.

La détresse physique des femmes est chose émouvante. Le feu intérieur en elles se révèle ardent. Je suis un esthète de la cause impie : je chante les ombres, les mortes, les haillons.

J'aime les disgraciées plus que les arrogantes déesses des grands boulevards et des salons. J'aime les femmes fragilisées à cause de leur aspect, les filles laides et sensibles, pleines d'idéal.

Les larmes des poupées de chiffon font mieux fléchir mon coeur que les sourires des créatures de porcelaine. Je suis ému par les paysages d'automne, touché par les sanglots, troublé par les violons tristes, séduit par les feuilles mortes, les fleurs brisées.

3 - Lettre d'amour pour une femme laide

Mademoiselle,

Cette lettre vous étonnera. Elle vous choquera peut-être, vous irritera possiblement, vous ôtera sans doute le sommeil. Ce que je souhaite surtout, c'est qu'elle vous fasse pleurer. Soit à cause de son inutile cruauté, soit à cause de la joie qu'elle saura inspirer à votre coeur délaissé. Ce qui revient au même, le prix de vos larmes n'étant pas différent pour la flèche de l'aveugle Cupidon ou pour l'éprouvette du distingué, calculateur, aimable corrupteur que je suis. Que vos larmes soient amères ou bien douces, aucune importance, pourvu que l'Amour en soit la cause.

La façon d'extraire vos larmes futures importe peu. Le résultat seul compte, non les moyens déployés pour l'obtenir. Finalement cette lettre vous agréera : étant laide vous ne devez pas avoir l'habitude de recevoir des lettres d'amour.

Votre laideur est loin de me déplaire. Sincère soupirant, je n'hésite pas pour vous mieux séduire à faire fi des moindres lâchetés, hypocrisies, vilenies et mensonges si coutumiers aux vils et ordinaires séducteurs. Je ne suis certes point de cette espèce commune. Ma quête est plus digne : je flatte votre laideur non dans le but d'entretenir ma mâle vigueur (ce qui serait un simple, banal, peu glorieux exercice amoureux de routine), mais dans le but de gagner votre coeur, votre hymen, votre main, envisagés comme de véritables trophées.

Je veux faire de ces conquêtes si peu enviées une espèce d'exploit dont je me glorifierai. La laideur des femmes en ce monde étant une chose fort peu cotée chez les esthètes, pour ma gloire, et accessoirement pour la vôtre, je désire être un don Juan maudit.

Je veux briller parmi les astres citadins grâce à la terne étoile que vous êtes. Soyez ma curiosité mondaine, mon nouvel objet de snobisme, mon sujet de scandale, mon triomphe de salon, mon faire-valoir paradoxal : soyez à moi. Je ne vous trouve vraiment pas belle. Mes mots ne sont nullement mensongers puisque belle vous ne l'êtes assurément, irrémédiablement pas.

Je ne vous aime certes pas pour votre beauté, celle-ci vous faisant définitivement défaut. Je vous aime bien plutôt pour votre laideur, qui elle est réelle, authentique, évidente.

Presque insolente.

Cette permanente laideur est votre durable parure, votre fard naturel, votre habit de sortie, votre indélébile grimage qui vous interdit tout espoir d'être aimée. Voilà précisément un motif de vous aimer. Je veux être votre étrange accident, la bizarrerie qui fera mentir le sort, l'anomalie terrestre qui rendra perplexe le Ciel. En pur esthète, je désire vous contempler dans votre pure laideur.

Pleurez maintenant, de peine ou de joie, mais de grâce versez vos larmes en mon nom puisque vous vous savez enfin aimée. Non pour votre beauté absente, mais pour votre laideur omniprésente.

4 - L'inanité des amateurs

L'hermétisme chez les amateurs de la plume est toujours prétentieux. Phrases compréhensibles par leurs seuls auteurs, incompréhensibles pour le reste du monde. En général ça veut faire le poète, mais ça ne fait que le verbeux de bas-étage. De tels mots alignés les uns à la suite des autres, il y en a à la pelle chez la Pensée Universelle. Ha ! les vertus de la poésie contemporaine... Inspiration de nombriliste à la plume de piètre envergure. Rien de plus.

Certaines de ces oeuvres que je fustige sont d'amusants sujets d'études sur les maladresses ordinaires commises par des gens ordinaires.

5 - Le beau visage de la disgrâce

Lorsqu'un jour j'ai vu passer cette ombre, touchante de modestie, de grâce voilée, mon coeur blasé s'est ému. C'était une infante créature à la vitalité déchue, un papillon aux ailes brisées (elle était invalide, claudicante, et c'était en Turquie en 93).

J'ignorerai pour toujours le nom de cette fleur blessée, si pâle, dont la détresse apportait à ses membres frêles, à son regard, à ses traits inquiets une grâce bouleversante. Ainsi cette vision confirmait ma sensibilité pour les vierges exclues, ces femmes flétries par la vie, jeunes et déjà fanées. Les demoiselles vulnérables sont plus dignes que leurs soeurs satisfaites d'être la cause d'une esthétique émotion, l'objet des émois les plus recherchés. Elles sont attentives aux tendresses, aux délicatesses que recèlent les choses les plus ordinaires. L'amour en elles prend des allures magistrales, parce qu'il est porté à des hauteurs inédites.

Les amants les plus doués mériteraient ces coeurs laissés dans l'ombre : ce sont des trésors qui gisent dans des coffres ternes. Mais les amants les plus doués -qui choisissent toujours les plus flatteuses conquêtes- s'ennuient bien vite dans les bras de leurs quiètes grâces.

Je sais que le coeur n'a point d'éloquence quand il s'agit de défendre des causes entendues, trop évidentes. Rien de superbe, en effet, dans les amours convenues, millénaires, universelles de deux êtres symétriques. Nul panache entre Roméo et Juliette. Le sublime ne vient qu'avec Cyrano.

Comme les plus beaux chants, selon Musset, sont les plus désespérés, les plus émouvants visages de femmes ne sont-ils pas ceux que la beauté a dédaignés ?

La joliesse qui a refusé de s'incarner chez une jeune fille donne plus de prix à son coeur avivé, sensibilisé, aiguisé par la détresse. Il est certes aisé de conquérir ces coeurs en ruine, mais comme il est délicat d'affiner sa sensibilité à la mesure de leur affliction ! Conquérir n'est rien. Cultiver est un art bien difficile. La conquête est peu de chose. Ce qui compte, c'est la moisson. Et celui qui de la terre ne voit que la surface, dédaignant ses sillons profonds, ne fera rien surgir de champs conquis si facilement. Je veux aimer dès aujourd'hui à ma façon : avec envergure, noblesse, courage, déraison, profondeur et science. Avec tout l'art de mon coeur éclairé.

Je veux arracher toutes ces filles meurtries à leur sort infâme pour leur ouvrir l'âme à ma réalité amoureuse, qui est poétique et cruelle, sereine et féroce, subtile et grotesque. Je désire non seulement marquer leur coeur au silex d'un amour esthète, mais encore les cautériser au fer rouge de mon nom. Je suis le virtuose du sanglot, le musicien du soupir, le violoniste de la douleur.

Je suis le chantre des déshéritées de l'amour.

6 - Entre Terre et Lune

J'erre entre ciel et poussière dans la solitude et le silence, le regard perdu dans les étoiles, le coeur plein de mélancolie. J'allonge le pas sous une nuit éternelle, sur un rivage infini : mon pied est léger, mon coeur est lourd, et mes larmes s'évaporent comme de l'éther dans l'espace. Mon chagrin a le prix des choses inconsistantes : je pleure pour rien du tout.

Je suis affligé, inconsolable, perdu. Je n'ai plus de joie, et mon infinie tristesse est cependant ma raison de vivre. La blonde veilleuse est mon asile : je suis PIERROT LUNAIRE.

7 - Celui qui est en moi

Le son des pas du cheval dans la plaine me fait songer à chaque étoile que compte le ciel de ma longue nuit. Lorsque je foule la poussière des chemins, c'est toujours vers le firmament que se tournent mes regards.

Tous les astres du monde sont logés dans mon coeur comme autant de larmes ou d'émeraudes, selon que je suis triste ou plein de joie. Je porte en moi les chagrins les plus secrets, les plus futiles de l'univers. Mais je sème aussi les lumières les plus pures dans les coeurs. En quête d'un amour que je suis seul à concevoir, je parcours le monde depuis des siècles en infatigable rêveur, trouvant la force de durer à travers les âmes pures. Ma jeunesse est intacte, préservée par des siècles de vertu.

Mon souci n'est pas l'or, ni le temps, ni la mort qui effraie tant les hommes, mais l'amour, la beauté, la poésie. Aussi, je ne puis mourir : l'infini est mon compagnon de route. Loin de vos lois, je règne en souverain sur vos nuits, vos songes, l'imaginaire.

Parfois on me tend la main sous la Lune : je prends la forme d'un paysage, d'un feu follet, d'une chandelle. Là, j'apparais dans mon ineffable vérité.

Je poursuis ma route la tête dans les constellations à la rencontre des âmes pures.

Je suis un fou d'amour, un spectre, une flamme traversant le temps, accroché à des incarnés. Je voyage d'âme en âme. L'être dont je possède le souffle aujourd'hui est l'auteur de ces lignes que vous êtes en train de lire.

J'ai pris possession de lui et je prends la parole à travers sa plume.

Mon nom est Pierrot.

8 - Qui je suis

Sachez qu'en général je me meurs d'ennui. Je suis un oisif, une espèce d'aristocrate désoeuvré en quête d'aventures, d'amours, de futiles occupations. Je tue les heures de mon existence trop facile à coup de mots bien placés, d'idées et d'émois d'un autre monde.

Apprenez également que mon nom est basque. Il est tiré de la petite cité nommée "Izarra", au pays basque espagnol. Toutefois je n'ai jamais mis les pieds en ces terres barbares. Je viens d'ailleurs en vérité. Je suis né sous les lueurs de la nuit.

Mes pères, les Anciens, viennent du ciel. Ils descendent des étoiles. Mon nom "Izarra" signifie en basque "Etoile", en souvenir précisément de l'une de ces lumières qui brillent aux nues et d'où est issu mon sang. J'ai l'allure fière, le coeur haut, et mes pensées sont fermes. Ma poitrine porte les marques vives de ma gloire : des cicatrices imaginaires héritées au cours de duels (j'ai dû voler lors de quelques songes au secours de femmes à la vertu offensée...).

Je suis craint et respecté, mais surtout très aimé. Et pas uniquement des femmes. Mes terres sont presque aussi vastes que celles des plus riches propriétaires et seigneurs du pays réunis. C'est là le legs de mes ancêtres, terres conquises au prix d'un bien noble sang... L'étendue de mes richesses n'a pas d'équivalent, en aucune contrée que je connaisse.

L'or et la musique sont les hôtes continuels de mon château où l'on ne boit nulle part ailleurs meilleurs vins. La fête, l'art et la danse forment l'ordinaire de mes jours insouciants. Avant tout, je suis un oisif je le répète. Les femmes convoitent mes dignes étreintes, non seulement les plus élégantes et les mieux tournées du pays, mais encore les filles des grands seigneurs des provinces reculées, et même les très lointaines princesses de l'Orient. A croire que ma renommée ne connaît point de bornes.

Mon coeur a cependant déjà choisi. Je n'ai pas ignoré les intrigues de l'amour, très souvent déjouées par les jaloux, les rivaux, les éconduits. Combien d'épées tirées pour l'amour d'une femme ? Ou pour défendre son honneur ? L'amour idéal commence par un coup d'épée, une cicatrice, du sang. Je suis un chevalier, un prince, un roi. Soyez disposés à l'entendre ainsi. Et qu'il en soit de mes rêves comme il en est de vos plus chers désirs de roturiers.

Me voici donc présenté à vous en toute simplicité.

9 - Philosophons un peu avec la Fanchon et Alphonse

- Hé la Fanchon, ramène un peu ta grosse culasse que je l'y pète à grands coups de crogne !

- Ha ! Ce cher Alphonse. Vous ne changez décidément pas mon bon ami. Toujours aussi impatient à ce que je vois. Dois-je vous rappeler pour l'énième fois que nous ne sommes point encore mari et femme, et qu'en vertu de cet état de fait je ne saurais consentir au moindre hyménée avec vous, dût-il être à l'état de simple évocation ?

- Qu'est-ce que tu dégoises encore là, la gueuse ? T'as vu mon gros sauciflard ? Et pis t'as vu ton gros cul ? Et ben figure-toué que j'avions envie de me la taper ta grosse culasse de pute-à-cul ! C'est pas pus compliqué que ça. Arrête donc de causer comme une bourgeoise endimanchée, hé, trivache à la con ! Viens donc là que je te saute la crapiole, sale truie de mes deux !

- Mon cher Alphonse, votre parler m'est parfois un peu abscons... En effet, je n'entends guère les propos que vous me tenez ici avec tant d'insistance... Mais que me racontez-vous là au juste ? De quoi est-il question pour que vous vous mettiez dans un tel état ?

- Hé, parbleu, j'avions envie de me farcir ton gros cul de pouffiasse pardi ! Tu comprends donc pas que tu me fais durcir le sauciflard avec ton gros cul et que j'avions une sacrée envie de le faire dégueuler au fond de la matrice mon gros saucisson ? Même qu'y l'a un os dedans, tellement qu'y l'est dur c'te salopiau de canon de chair à baise de putain de mes deux ! Et pis arrête donc de faire des manières, pasque sinon je vas te cracher mon purin dans la gueule, qu'après ça tu causeras comme une enflure de fumelle de putain de couille-à-vache de bouseuse de fille de ferme !

- Ho ! Je crois comprendre mon doux Alphonse ! Vous avez envie de procréer chrétiennement avec moi, c'est cela n'est-ce pas ? Ho ! Comme vous êtes charmant : vous voulez que je vous donne le premier fruit de notre amour... Un charmant petit qui vous ressemblera, sans doute. Vous êtes si impatient de donner la vie. Comme je vous comprends ! Mais attendez encore un peu Alphonse. Attendez que le prêtre nous passe l'anneau au doigt.

- Passer l'anneau au doigt ? Tu rigoles la Fanchon ! C'est ma grosse saucisse que je vas te foutre dans le cul, oui ! Et pis tu vas bien me la faire dégorger, ma tripe ! Dans ton boyau à fumelle tu vas me la faire dégorger, hein la Fanchon ?

- Certes Alphonse, certes. Je vais tout de suite vous chercher quelque saucisse accompagnée d'un peu de laitue puisque vous me semblez si affamé. Mais diantre ! Que ne pouviez-vous me dire plus tôt que vous aviez si faim ? L'émotion à l'idée d'une future paternité sans doute.

10 - Le bel oiseau que je suis

Je vais me présenter ici de manière plus précise ici, peut-être pour me rendre agréable et me mieux faire aimer.

Dans l'existence ma plus chère occupation consiste à pratiquer l'oisiveté aristocratique. Je suis un rentier, un désoeuvré. Quelques paysans besognent sur mes terres héritées. Je gère ces affaires de loin, avec détachement, voire négligence. J'occupe mes jours libres à observer mes humbles semblables défavorisés par le sort pour mieux porter sur eux mon regard hautement critique.

J'évite tout commerce, de près ou de loin, avec la gent grossière. Toutefois je daigne me frotter au peuple, de temps à autre. Et puis je lui trouve quelque attrait, par-dessous sa face vile et épaisse. Je le taquine avec charité et lui porte attention avec condescendance. Je lui parle également, choisissant bien mes mots, mon vocabulaire, de crainte de le blesser ou de ne pas parvenir à me faire comprendre de lui. Il convient d'être prudent avec le peuple : ses réactions peuvent être vives, crues, irréfléchies. Il faut un minimum de psychologie afin de bien le dompter. Bref, mes rapports avec la masse sont enrichissants et amusants. La populace m'offre le spectacle gratuit et plaisant de ce que je ne saurais être, moi.

Je lis «France-Soir» cependant. Tous les matins je traque le fait divers sordide, l'événement infâme, l'ignoble héros du jour qui me feront oublier un instant mes heures d'oisiveté. La politique m'ennuie profondément. La tête des hommes politiques en cravate en première page des journaux ne m'engage pas à dépenser quelques sous pour accompagner mon thé matinal. Ceux-là me lassent. Moi je préfère l'aventure, l'extraordinaire, le rêve.

Bien sûr j'aimerais mieux lire des faits plus extraordinaires que criminels dans le journal. Malheureusement mes semblables sont fous. Et à défaut de rêver chaque matin devant un événement hors du commun, un étrange personnage ou bien une belle curiosité, je me rabats sur des faits plus noirs, des êtres plus sombres, des rêves proches du cauchemar. Cela n'est pas noble, assurément.

Mais ce sentiment de noblesse je le place dans cet aveu. Je ne cache pas le fond trouble de mon être. Je suis un humain. Comme tous, je suis fasciné par les noirceurs du monde. Oui, les histoires vraies les plus racoleuses me distraient. Ce que je préfère dans les journaux, c'est d'abord les faits extraordinaires. Et à défaut, les cauchemars, ainsi que les plus vils ragots. Je lis Pierre Bellemarre. Non, cela n'est pas de la littérature. C'est l'humanité, tout simplement. Les histoires de mes frères me passionnent. Tandis que la politique ou les analyses sèches me font gémir d'ennui.

Dès que j'ouvre "France-Soir", c'est pour me précipiter à la rubrique des faits divers. Avec fièvre je parcours les articles, attentif au moindre trait frappant, à la moindre mine patibulaire... Je cherche l'étalage de la vie secrète et misérable d'un homme insoupçonnable qui vient de se faire arrêter pour un délit quelconque. Je jouis sans me dissimuler aucunement en lisant ce genre de torchon.

J'aime me vautrer dans cette fange quotidienne qui m'aide à digérer mes petits fours matinaux, qui me fait patienter en attendant que refroidisse un peu mon thé. A votre avis, à quoi peuvent bien servir ces espèces d'informations, si ce n'est à distraire l'Homme ? N'allez surtout pas inventer des justifications oiseuses sur la responsabilité du citoyen ou sur la dignité d'un certain lectorat... Les gens sérieux qui lisent la politique dans "Le Monde" sont aussi sensibles que moi aux histoires fangeuses. Seulement ils se délectent de manière transposée : à travers les cours montants ou descendants de la bourse ou bien à travers la phrase politique la plus banale. Tout n'est qu'une affaire de forme. Le fond demeure le même. Parce que nous sommes tous des humains, nous avons tous nos faiblesses. Mais combien osent l'avouer comme moi ?

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