jeudi 30 octobre 2008

51 - 60

51 - Conseils pour une jeune épouse au lendemain des noces

La pieuse et honnête épouse, âme chrétienne éprise de chasteté, de propreté, de droiture ne manquera pas, après s'être solennellement engagée à servir dignement son cher époux, de faire la première bonne oeuvre de son état marital : devenir mère.

Dans ce dessein la mariée envisagera de gagner le coeur de son maître de la manière la plus intime qui soit. Dès le coucher du soleil, derrière les volets clos de la chambre nuptiale des époux légitimes, les pires résolutions charnelles devront être prises.

Là est la partie la plus délicate de l'affaire. En effet, bien des couples, sans doute trop purs, se montrent maladroits et pèchent sans le savoir le lendemain de leurs noces en entravant la chrétienne procréation.

Belles âmes ingénues ignorantes des nécessités profanes de la chair ! Le bon pasteur sera touché de constater tant de candeur chez les nouveaux mariés... L'homme d'Eglise cependant devra rappeler aux époux leur devoir. En vertu des serments échangés la veille lors de la cérémonie du mariage, il leur faudra promptement se soumettre à l'humaine condition, se résigner au devoir conjugal qu'impose leur nouvel état d'épouse et d'époux. Ainsi est la loi du chrétien hyménée. Et le prêtre, le garant de son application.

Ce dernier qui aura uni les mariés la veille à l'église pourra éventuellement porter secours aux plus timorés. Il mettra au service des plus innocents sa science, et ce dans le but avouable de donner à l'Eglise des enfants aptes au baptême, qui plus tard donneront à leur tour des enfants, qui eux-mêmes donneront des enfants, et ainsi de suite jusqu'à la fin des temps.

Pour ces âmes pures que la reproduction de l'espèce chrétienne demeure encore un mystère, l'Eglise a tout prévu. Le ministre du culte a beau être le serviteur des causes célestes, il n'en est pas moins frère des hommes. Il n'est donc point étranger aux menus tracas de ses semblables. C'est pourquoi l'officier du culte soucieux du bon déroulement du procès de procréation se transportera le soir du projet nuptial dans la chambre des époux qu'il estimera trop ignorants des gestes de la reproduction, afin de leur faire profiter de son savoir.

Et, pieusement penché sur eux, il tiendra dans la main une chandelle pour mieux constater le bon déroulement des faits, et éventuellement pour aider à la déchirure de l'hymen à la clarté de son cierge.

Au besoin, il aidera le mari à perforer le voile virginal récalcitrant par d'incessants encouragements. Il se peut toutefois que l'époux, malheureusement très peu avantagé par la nature, faille à son devoir. En ce cas pour le bien de tous, mais surtout pour sauvegarder la réputation du mari et mieux sauver les apparences, le teneur de chandelle n'hésitera pas à mettre à contribution sa propre personne s'il s'avère de meilleure constitution, afin de mener à terme le procès de procréation. En ce cas c'est le mari qui tiendra la chandelle et qui se fera le témoin, de loin, du bon déroulement dudit procès.

Ainsi le serviteur de l'Eglise, par constat direct, sera en mesure de certifier de manière irréfutable la consommation du mariage qu'il aura célébré la veille. Chacun des époux sera par conséquent rassuré et se félicitera pour les bons services rendus par leur confesseur. L'ordre immuable des choses étant ainsi scrupuleusement respecté, la bonne conscience des uns et des autres demeurera intacte, chacun étant renvoyé à ses devoirs et n'ayant de compte à rendre à personne. Qu'il en aille pour les événements et les hommes de ce monde selon cet ordre établi.

52 - La monstruosité naturelle des enfants

Les enfants, éternels parasites de l'humanité, sont les pires ennemis des causes admirables, des esthètes et de la poésie en général. Un enfant ne saurait apprécier le génie de Kant, ni celui de Pascal, encore moins celui d'Einstein. Allez donc faire comprendre à un de ces êtres débiles, puérils et infiniment vains que E = MC2...

Les enfants n'entendent rien à la raison, ni à la technique, ni à la pensée des énarques, des politiques, des savants ou des théologiens. La philosophie les laisse absolument froids, stupides, et leurs regards imbéciles à l'évocation de Spinoza en dit long sur l'état de leur petite cervelle... Parfaitement insouciants, stériles, superficiels : ce sont des arriérés par nature.

Les enfants ne savent pas écrire. Ni lire, ni compter. Ils ne savent pas courir aussi vite ni sauter aussi haut que un adulte. Ils ne savent en fait rien faire comme les adultes... Ce sont des sortes d'infirmes, des handicapés moteurs et mentaux, des êtres irresponsables, des gens pitoyables.

Les enfants sont le fléau de l'homme, le frein des civilisations, les boulets de nos sociétés modernes où ils pullulent. Incapables de survivre par leurs propres moyens, ils réclament moult soins, maintes attentions... Et nous gaspillons un argent fou, un temps précieux à les nourrir, à les éduquer et même à les ébaudir. C'est que les enfants ne se contentent pas d'absorber les énergies vitales des sociétés qu'ils parasitent, et cela juste pour se maintenir en vie, engraisser et croître... En plus ils exigent des adultes des soins inhérents à leur nature puérile. Figurez-vous qu'il leur faut encore des activités ludiques ! Un comble. Que d'énergie, de temps, d'argent consacrés à nourrir leurs désirs stériles, leurs fantasmes ineptes, leur imaginaire insane ! Rien que des choses vouées au néant. Au service des petits oisifs, les adultes aliènent leur chère liberté, se laissant sucer le sang par ces vampires en culotte courte. Que d'énergies investies à perte qui pourraient être dépensées avec fruit !

Adultes encore libres de ce pays mes frères, faisons front contre les enfants, mettons-les hors d'état de nuire, extirpons-les de nos villes, boutons-les hors de nos terres, chassons-les de nos coeurs !

Libérons les grands de l'oppression des petits.

53 - Les enfants, ces viles créatures

Je n'aime pas les enfants. Je ne leur trouve ni la moindre intelligence, ni aucune sensibilité, ni rien d'humain. Ce sont des êtres infirmes : des esprits bancals, des coeurs imparfaits, des âmes promptes au péché.

On a l'habitude d'entendre dire que les enfants sont intelligents, hypersensibles, gentils... Foutaises ! Il n'y a qu'à constater la façon dont ils pensent, dont ils s'expriment, dont ils se gouvernent. Ce sont des ignares incapables de prendre des initiatives, inaptes au travail de force et de précision, hermétiques à l'art, à la philosophie, à la littérature...

Ils sont tout juste bons à babiller des inepties. Désobéissants, difficiles à dompter, naturellement portés vers les futilités, la saleté, l'anarchie, les enfants sont des ânes ne comprenant que les coups de bâton.

Il n'y a guère qu'avec les coups qu'on peut faire de l'enfant quelque chose de pas trop mauvais. Hélas ! Combien d'enfants mal battus, mal éduqués, mal dirigés par la badine ont compromis des adultes ? Combien de précepteurs ont dû rendre des comptes à la justice par leur faute ? Pour n'avoir pas admis recevoir de la part de leur maître quelques corrections corporelles méritées, des enfants insoumis ont osé se plaindre ! Honte à ces petits cancres rebelles et dénaturés qui par leur faiblesse de caractère, leur déchéance morale, leur mollesse physique ont fait traîner devant les tribunaux de bons et honnêtes redresseurs de torts à la réputation exemplaire...

N'est-ce pas là la preuve, s'il en fallait une, de la nature mauvaise et malsaine des enfants ?

54 - Une lettre d'amour authentique

Madame,

Si j'ai l'âme en joie, je n'ai point le cœur à rire pour autant. La situation est bien trop grave. Votre compagnon revient donc demain de l'hôpital ? Soit. Vous feindrez l'honnêteté, la loyauté et la fidélité en sa présence. Mais dès qu'il aura le dos tourné, vous vous ferez un devoir de rendre hommage au souvenir de ma personne. Vous servirez avec zèle votre nouveau maître. Vous le louerez, le chanterez, l'adorerez tout en conservant des dehors sages, vertueux, honorables. Vous ferez cela pour moi Madame. Quant à vos chers petits, mettez-les en pension, placez-les chez une méchante vieille, envoyez-les dans une école militaire ou que sais-je encore ? Mais chassez-les de notre vie car je n'aime pas les enfants.

Par ailleurs sachez donc que j'ai une si haute estime de ma digne personne que je ne saurais souffrir une quelconque descendance, une espèce de prolongement de mon sang hors de moi-même. J'ai l'impérieux souci de l'unicité. Pour ma gloire je veux demeurer Raphaël Zacharie de Izarra, et garder pour moi seul mes traits de caractère. Je n'ai nul besoin de me contempler à travers mes oeuvres pouponnières, un simple miroir renvoyant ma propre image me suffit. Je ne suis pas un vil reproducteur. Ma mission sur cette Terre est tout autre. Je suis là pour séduire et faire rêver les femmes. Et non pour les engrosser comme un goujat. Je ne serai point ce malotru qui ensemencera votre matrice.

J'accepterai seulement de me frayer un passage entre vos flancs, mais sans les jamais féconder. Voilà pourquoi je n'aime pas les enfants. Ils personnifient la réalité de l'amour la plus prosaïque qui soit. Ce sont des tue l'amour par excellence. Les enfants sont les projections ratées des meilleures intentions de l'homme, les effets secondaires et regrettables des plus beaux élans d'amour charnel, le résultat indésirable des mâles hommages !

Les enfants sont des espèces de créatures monstrueuses dédiées aux cœurs médiocres, je veux parler de ces mauvais amants qui ne savent point aimer sans laisser derrière eux des larves vagissantes, des témoignages gluants et fripés de leurs ébats.

Je sais que vous me comprendrez, que vous serez d'accord avec moi chère amie. Et j'espère que vous arriverez bientôt à m'imiter dans cette démarche essentiellement esthétisante. Pour l'amour de l'Art, pour l'amour du Beau, pour l'amour de la Poésie, pour l'amour de moi enfin, renoncez à vos maternelles passions. Vous gagnerez en liberté, insouciance, estime. Les muses vous seront reconnaissantes d'un choix qui ne peut être que souverainement beau. En retour, elles vous accorderont, j'en suis sûr, richesses matérielles, succès extraconjugaux et honneurs temporels. Faites le choix de la charnelle licence, des plaisirs de la table, de l'or, et reniez religion, devoirs moraux et sociaux, contraintes en tous genres, disciplines austères, horaires de travail. Vivez dans la mollesse, le désordre et le vice. Laissez-vous aller à vos plus faciles penchants. Bref, choisissez de vivre dans la corruption la plus totale. Voilà la véritable sagesse en cette Terre. Nous ne sommes pas des anges, aussi vivons comme des hommes que nous sommes.

Quant à votre compagnon, ne vous embarrassez pas de vains scrupules : il est souffreteux, incapable d'ouvrir les yeux sur la réalité de notre commerce, et je suis sûr qu'il vous fait aveuglément confiance... A la moindre occasion vous n'aurez qu'à profiter de sa faiblesse. Vous n'aurez qu'à lui fausser compagnie durant ses crises de fièvre pour venir me rejoindre. Vous le laisserez délirer seul, et à votre retour vous lui ferez croire que vous aurez passé tout ce temps à son chevet. Il mettra sur le compte de son délire cette absence, que vous aurez soin de nier farouchement pour plus de vraisemblance. Mettons donc à profit cet heureux concours de circonstances ! A n'en point douter le Ciel nous vient en aide. Votre compagnon que la maladie aliène deviendra la risée de notre hyménée.

Ha ! Combien l'amour est savoureux lorsque le sort verse dessus un peu de sel !

55 - Lettre envoyée à une prolétaire

Madame,

La bourgeoisie a quelque chose de supérieur au prolétariat : ses membres sont riches, cultivés, bien mis et ils savent les bonnes manières. Tandis que le prolétariat use et salit quotidiennement les mains de ses adeptes. Dans le club des riches, les us sont hautains, délicats, charmants. Alors que chez les prolétaires de votre espèce, ils sont communs, frustes, voire infâmes.

Les riches bourgeois sont des gens très recommandables : toujours bien nourris, dûment argentés, joliment vêtus, il ne leur viendrait pas à l'idée d'aller voler les honnêtes gens dans le but de ne pas souffrir la faim comme le font souvent les pauvres... En effet, c'est toujours chez les crève-la-faim que l'on trouve la pire des vermines. Les prisons sont d'ailleurs remplies de ces mendiants. Jamais de riches bourgeois au bagne, rien que des méchantes gens issus du prolétariat.

Les bourgeois vont tous les dimanches à la messe. Ils donnent des sous à la quête et le font d'ailleurs bien voir aux autres. Et quand ils vont voir des filles aux mœurs légères, ils le font toujours en cachette. Toujours ce sain souci de sauver les apparences. C'est pas comme les prolétaires. Eux, ils ne rougissent pas de s'afficher publiquement en honteuse compagnie ! De plus les riches bourgeois payent uniquement des gamines pour satisfaire leurs vices légitimes et non des jeunes femmes, ce qui est moins grave pour la santé de leur chère épouse. En effet, la vérole se contracte plus souvent chez les femmes adultes que chez les gamines pré-pubères. Les prolétaires eux contaminent systématiquement leur femme en allant voir des filles de mauvaise vie d'un âge avancé, et qui en plus ont une hygiène déplorable. Les pauvres ne savent pas rester propres. Ils ne se respectent pas. Les prolétaires n'ont de toute façon pas de quoi se payer des créatures (toujours propres sur elles).

Les bourgeois ont également le bon goût de pouvoir se payer ce qu'ils désirent, alors qu'en général les prolétaires ne peuvent même pas s'acheter les choses les plus élémentaires. Un bourgeois pourra sans problème s'acheter les services d'une gamine, un poste à responsabilité à la Mairie, une réputation nouvelle ou un casier judiciaire vierge.

Un prolétaire ne pourra jamais s'acheter toutes ces choses. Voilà pourquoi la bourgeoisie est infiniment préférable au prolétariat.

56 - Eloge de l'esprit petit-bourgeois

Je suis un bien-pensant et mets un certain prix à mes petites certitudes. Je les protège tant que je peux contre tous ceux qui ne pensent pas comme moi. Je n'aime pas les nouveautés, les philosophes me font peur, les pauvres me font peur, mes voisins me font peur. J'aime les traditions et puise dans le passé des références culturelles rassurantes. J'aime l'ordre par-dessus tout.

Je trouve que les libres-penseurs sont trop libres, et surtout qu'ils pensent trop. On devrait faire taire les esprits qui diffèrent trop de ma façon de penser, au nom de mon rassurant confort d'esprit que certains libres-penseurs qualifieraient de "petit bourgeois". Je ne reconnais que l'autorité en vigueur dans mon pays, en honnête républicain que je suis. Je suis pour le fait que les citoyens paient leurs impôts. J'appartiens à ceux qui, officiellement, s'acquittent dûment de ce genre de dettes et qui ne se privent pas pour le faire savoir aux voisins, qui le crient sur les toits au besoin, tout en trichant sur la déclaration du montant de leurs revenus. Oui, l'hypocrisie fait partie de mon monde, de ma culture, de ma manière de penser.

L'apparence est très importante à mes yeux. Je préfère avoir affaire à un homme véreux dans le fond mais "bien comme il faut" en surface, plutôt qu'avoir affaire à un homme foncièrement honnête mais suspect aux yeux de la société. Dans le premier cas mon honneur sera sauf au regard de cette société de laquelle je suis issu. Mes véritables frères, ce sont ceux qui me ressemblent : bourgeois uniquement préoccupés par le confort de leur esprit et de leur corps, et les biens matériels qu'ils peuvent amasser au fil des ans. Penser autrement signifierait perdre l'estime de mes pairs, perdre mes richesses matérielles, perdre mes certitudes si rassurantes, si confortables.

Je suis égoïste. Je ne désire pas partager, même avec ceux que j'appelle mes frères (ces "petits bourgeois" que décrient les libres-penseurs) les richesses terrestres que j'ai accumulées avec avidité. Mon sens de la fraternité, qui est déjà très sélectif au départ, cesse net dès que j'entends le joyeux cliquetis du verrou de mon coffre-fort. Une chose surtout est sacrée, à mes yeux, aux yeux de mes voisins, aux yeux du monde entier : l'argent.

L'important, en somme, c'est de faire bonne figure devant ses voisins, ses amis, son percepteur, son évêque, même si dans ce dernier cas il est de notoriété que l'on fréquente les maisons closes. Les apparences avant tout, il n'y a que ça de vrai. Seules les apparences sauvent. Le reste -tout ce qui n'est point d'ordre visuel, tout ce qui n'est pas vestimentaire, ostentatoire, tout ce qui n'est pas façade- n'est rien qu'idées sans lendemain, fort mal admises par ceux qui forment la corporation des bien-pensants dont je fais chèrement partie.

57 - Lettre à mon avocat

Voici la réponse faite à mon avocat, lequel me demandait par courrier de lui renvoyer un document à remplir pour que je puisse bénéficier de l'aide juridictionnelle (il avait défendu ma cause dans une petite affaire administrative). Mais pour remplir ce document, j'avais besoin d'un petit renseignement de sa part. J'ai donc passé un coup de fil à son cabinet. En tant que modeste client j'avais estimé avoir reçu un mauvais accueil au téléphone (une secrétaire de son cabinet m'avait répondu), alors que je souhaitais obtenir ce renseignement de la part de mon avocat, en personne. Voici donc ce que j'ai répondu à mon cher avocat qui attendait que je lui renvoie ce document :

Monsieur,

Si depuis plus de trois décennies le Ciel miséricordieux n'a pas jugé opportun que je rende mon dernier souffle, je considère que vous pourrez attendre quelque temps ma réponse. Selon mon bon vouloir, ma fantaisie, mon humeur ou que sais-je encore, je daignerai, Monsieur, vous communiquer les renseignements que vous me demandez. Vous défendez ma cause certes, mais ne vous ai-je point grassement payé pour la défendre très précisément ? Je me doute bien que mon affaire est trop secondaire à vos yeux, voire trop insignifiante, pour contenter votre orgueil personnel et professionnel.

Cependant il serait inconcevable que vous n'accordiez pas la plus haute attention à cette « peccadille » : sachez que mon point de vue vaut autant que le vôtre, sinon plus, pour la bonne raison que c'est exactement le mien et pour l'autre raison que Dieu l'a ainsi voulu. A moins que vous ne soyez un hérétique Monsieur, je vous invite à vous ranger dès maintenant à mes vues et à régler les mouvements de votre cœur imparfait sur ceux, austères mais souverains, de la divine autorité.

Nous ne sommes définitivement pas du même monde : vous êtes humble et je ne le suis pas tout à fait, vous faites l'avocat alors que j'aspire à devenir rentier, vous êtes rouge et vous voyez bien que je suis bleu, vous êtes sans cesse occupé tandis que je suis résolument oisif, vous êtes compassé, sévère, droit, solennel, et j'ai la chance d'être frivole. Enfin vous êtes honnête et moi je suis railleur. Bref, vous êtes un serf et je suis un être libre. Je condescends toutefois, Monsieur, à accorder quelque importance à votre cas, autant par chrétienne et authentique charité que par personnelle pitié.

J'ai téléphoné à votre cabinet aujourd'hui. Sachez que l'on m'a fort mal reçu à l'appareil. Tout d'abord je n'ai pas eu l'heur de vous parler ainsi que je le souhaitais, comme si le fait de n'avoir pas eu à vous offrir une affaire « digne » de votre art oratoire valait que l'on me dédaigne à ce point. Une femme très peu aimable, c'est-à-dire très peu soucieuse de mon cas, a daigné prendre l'appareil à votre place mais n'a pas su apporter pour autant une réponse satisfaisante à la question que je voulais vous poser. J'en ai été réellement et durablement fâché, Monsieur.

Un cabinet d'avocats n'a-t-il point pour vocation d'être au service de sa clientèle ? Pourquoi donc jugeriez-vous indigne de me répondre personnellement au téléphone, alors que je constitue la base même de votre affaire ? Vous auriez dû me répondre Monsieur, plutôt que de laisser une de vos bonnes, de vos chambrières, de vos buandières le faire à votre place. Vous n'aviez pas le temps sans doute, vous aviez d'autres soucis en tête peut-être, d'autres affaires plus dignes d'intérêt » en cours probablement...

Et pourquoi donc n'auriez-vous point eu ce temps, ce loisir, cette élémentaire courtoisie, cette priorité, cette expresse et professionnelle volonté de me servir, de m'écouter vous parler au téléphone, puisque j'ai bien eu l'extrême obligeance, moi, de vous écouter et de vous regarder en face lorsque vous me parliez dans votre cabinet ?

Vous avez des dettes envers votre clientèle, tout comme j'en ai envers celui qui a défendu ma cause avec si peu d'éloquence mais apparemment tant de cœur. Je vous ai payé avec de l'argent chèrement gagné, en échange servez-moi dûment puisque c'est là tout votre métier, et l'exercer est même, paraît-il, un sort très enviable pour les gens de votre espèce.

Je suis las de cette affaire, je vous l'avais déjà signifié dans ma précédente lettre. Par vos impairs vous ne contribuez pas à alléger ma peine, et encore moins mon dégoût pour cette racaille nantie, impie, mécréante, impénitente, et qui usurpe l'autorité divine, qu'est ce corps de magistrature d'inspiration républicaine que nous connaissons tous. Le Président Roucou et tous ses complices n'ont pas mon estime et je le leur ferais volontiers savoir si le cœur ne me manquait pas autant. Espérons toutefois qu'il me manquera toujours, au nom de la préservation de cette paix à laquelle j'aspire très sincèrement. Je laisse cet imbécile courage aux fous, aux poètes, aux insanes, aux bohémiens, aux va-nu-pieds, à tous ces gens désargentés qui n'ont rien à perdre.

Mais pour l'heure, j'ai ma chère quiétude à reconquérir et j'espère bien que vous m'aiderez avec plus de dévouement dans cette quête honorable et impérieuse. La prochaine fois que je vous appellerai au téléphone oubliez bien vite vos autres affaires (qui ne me concernent absolument pas et que vous m'imposez pourtant en ne me répondant pas), vous feriez mieux. Consacrez-vous à tous ceux qui vous payent et qui vous font confiance, et pas seulement à vos clients les plus flatteurs. Ne me négligez pas pour la simple raison que je ne suis pas le seul ni le plus gros de vos poissons. Je participe aussi à l'entretien de vos filets.

Je sais que cela n'est pas spécialement dans mon intérêt, mais je vous communiquerai les renseignements que vous me demandez lorsque cela me chantera et surtout lorsque vous consentirez à prendre avec plus de considération les coups de fil que je vous destine personnellement.

Je ne veux plus avoir affaire à une domestique (ou une sorte de clerc) incompétente, pressée, rurale et impatiente lorsque je vous réclame au téléphone.

58 - Loqueteux et stellaire

Lettre écrite à un vieux paysan sarthois déphasé, mi-chouette, mi-chouan.

Mon cher Monsieur Diard,

Savez-vous, Monsieur Diard, que le chemin qui mène au «Clos Chauvin» est un joli poème où les âmes délicates viennent s'enivrer du bon air qui y règne ? Moi je vous le dis, votre demeure me fait songer à un refuge, un jardin secret hors du temps et du monde. Une espèce de paradis terrestre où hommes, plantes et bêtes vivent en harmonie. Comment peut-on se priver de ce paradis-là ? Ouvrez-moi la porte de ce havre de paix qu'est le «Clos Chauvin», j'ai besoin de respirer l'herbe et le foin de vos prés, besoin de sentir souffler le vent de l'aventure intérieure, besoin d'entendre les chants mystérieux de la nature, préservée chez vous comme dans l'Arche de Noé.

J'aime votre côté rustique Monsieur Diard. Vous êtes sain, simple, un berger à l'état brut qui sent bon la terre, le feu et les bois. Tout droit sorti d'un livre de Balzac, vous êtes un vrai personnage de roman, passionnant. Moi je sais apprécier votre présence. Auprès de vous je me ressource. Vous ne le savez pas, mais vous êtes un poète, un paysan romanesque, un héros de la terre.

J'aime votre face éternelle dans le vent, votre front subtil sous les rides, vos sentences paysannes pleines de fraîcheur et de bon sens.

Vous êtes un poète qui s'ignore Monsieur Diard. Souvent je rêve du «Clos Chauvin» avec nostalgie, je me remémore les soirs d'été passés chez vous au clair de lune, j'imagine des étoiles nouvelles qui brillent au-dessus des champs entourant votre domaine. J'ai le mal du pays, ce pays qui est le vôtre et qui est fait de pâtures et d'arbres, de foin et de paille, de chants joyeux et de liberté. J'envie les oiseaux qui nichent sous votre toit. Heureuses créatures d'un éden qui se trouve à deux pas d'ici ! Laissez-moi rendre hommage au «Clos Chauvin», puisque vous semblez ignorez la poésie qui règne chez vous. Je m'empare de la lyre à votre place et vous destine ses plus beaux accords.

Vous êtes un bien noble paysan Monsieur Diard, et je ne crois pas que quelqu'un aime aussi durement, aussi tendrement et aussi vaillamment la terre que vous. Vous êtes un exemple pour la jeunesse citadine, un père pour ceux qui ignorent les secrets de la terre. Vous tracez le frais sillon et moi je vous suivrais volontiers les yeux fermés, car je suis sûr que lorsque vous allongez le pas sur la terre, vous allez toujours droit comme tous les vrais amoureux des champs.

Je n'oublierai jamais votre silhouette austère sous le vent d'automne, ni votre habit de misère aux heures froides de la triste saison, ni votre ombre cheminant sur les routes au crépuscule lorsque vous revenez des champs juché sur votre antique vélo. Personne ne peut oublier un homme si sage, si libre, si noble. Vous avez le ciel avec vous Monsieur Diard. Et les anges, les étoiles et les oiseaux de nuit vous accompagnent durant votre sommeil, toujours paisible. Et à votre réveil le matin, c'est pour vous que brille le soleil et que souffle le vent.

Au revoir Monsieur Diard, à bientôt.

59 - Conseils pour un poète amateur

Vous voulez publier vos "guimauveux" poèmes scolaires d'éternel pubère boutonneux ? Armez-vous d'illusions et de quelques boisseaux de bons sentiments bien sirupeux et allez chanter au premier auditoire venu le fameux refrain du poète incompris. On fera semblant d'apprécier vos bonbons au miel ou pire encore, par manque de goût on s'émouvra vraiment de cette confiserie d'amateur.

Bon courage !

60 - Ma petite collection

Brève amante,

J'aime votre dépit ultime, votre désespoir. Touchant. Mon oeuvre est bel et là : en esthète j'ai fait naître une souffrance belle à regarder. De l'art vivant. Le coeur des femmes est la matière vivante, sensible de mon travail d'artiste. Je sculpte les formes que je veux. Mon burin est sans pitié. Je tords les coeurs les plus malléables, mais aussi et surtout les moins dociles (et c'est là ma prouesse), pour en faire des sortes de statues figées pour l'éternité dans une douleur admirable. Je sers l'Art en vérité.

Vous aurez été ma dernière statue érigée au nom de l'amour.

A présent que j'en ai fini avec vous, je vais enrichir ma chère collection. Un autre coeur de femme sera mon prochain trophée.

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